Le houblon d’Alsace
Connu depuis des siècles pour ses vertus thérapeutiques, le houblon ne s’enracine que récemment en Alsace, bien qu’il y soit déjà connu par les brasseurs. La terre limoneuse et les nappes phréatiques sont un terreau sur lequel il s’épanouit depuis trois siècles entre Wingersheim et Haguenau.
Des vertus curatives connues de longue date
Aux temps des Grecs et des Romains, le houblon soigne les problèmes digestifs et les troubles intestinaux. Les Romains nomment le houblon « lupulus », « petit loup », supposant qu’il vampirise la sève des arbres autour desquels il s’enroule.
Plus tard, on confectionne des coussins « pulvinar humili », remplis de cônes. Placés près de la tête ils favorisent l’endormissement, sur l’abdomen ils soulagent les maux de ventre, légèrement chauffés à sec, ils soulagent les douleurs arthritiques. L’effet des cônes s’atténue au bout de quelques mois, il faut alors les remplacer dans le coussin.
La médecine traditionnelle chinoise le connaît comme remède contre l’insomnie – on observe que les récoltants du houblon s’endorment facilement au travail -. Il est également employé contre les troubles digestifs, les crampes intestinales et le manque d’appétit. Enfin, en Chine comme au Japon la variété H. japonicus est sensée stimuler l’appareil génito-urinaire et avoir une action antiseptique.
La médecine ayurvédique indienne le prescrit comme calmant, contre la migraine et l’indigestion.
En Amérique du Nord, les Indiens Cherokee l’utilisent pour soulager l’arthrite, la douleur et les problèmes rénaux.
En 2007, des chercheurs suisses comparent les effets de la valériane (500 mg par jour) et du houblon (120 mg par jour) à ceux d’un extrait composé uniquement de valériane. Ils observent que la valériane seule est sans effet, tandis que le mélange provoque l’endormissement avec un effet comparable à celui des somnifères chimiques (benzodiazépines).
Le peuple utilise les cônes- fruits du houblon, tandis que médecins et pharmaciens préfèrent le lupulin, plus économe en place et qu’ils transforment : extrait, teinture et oléorésine.
Transformations alimentaires
Depuis les temps reculés de l’Antiquité, les strobiles du houblon, plus souvent appelés cônes, sont mangés parfois crus, le plus souvent cuits. Pendant les périodes de famine, les feuilles du houblon, longtemps bouillies, servent également d’aliment.
Employé comme levain pour fabriquer le pain, le houblon est un précieux allié des prospecteurs, trappeurs, chercheurs d’or et coureurs des bois d’Alaska et du Nord-Ouest canadien. Ils emportent partout avec eux ce levain appelé « sourdough », « pâte aigre ».
Par extension, « sourdough » devient le surnom de ces hommes. Grâce à ce levain, ils varient leur alimentation, fabriquant pain, crêpes, gaufres, moufflets, gâteaux etc. La bâtée d’orpailleur sert de moule pour faire lever la pâte. Une seconde bâtée posée sur la pâte levée permet de cuire une miche dans les braises.
Ailleurs, en Europe, le houblon sauvage est consommé sous forme de beignets en Croatie et en risotto en Italie.
Un trésor culinaire
Les jets de houblons sont un met très apprécié, particulièrement en Belgique. On les récolte et les déguste de mi-février à mars.
Ce sont de jeunes pousses de la racine que les producteurs coupent pour redonner de la vigueur à leurs plants de houblon.
Ce travail difficile s’effectue à genoux et dans le froid. On passe environ deux heures pour cueillir un kilo. Délicate, cette culture ne résiste ni au gel, ni à la lumière. De fait les prix au kilo s’envolent, taquinant parfois ceux de la truffe ou du caviar.
Une souche produit une trentaine de grammes. On coupe la pousse au niveau du 2ème nœud, pour ne conserver que le précieux croquant long de 3 à 8 cm.
Les jets, très délicats, se conservent un jour et demi tout au plus au frigo, stockés bien à plat et enveloppés de feuilles de journal.
Pour un kilo, il y a environ 30 grammes de déchets.
On les poche trois minutes dans une eau légèrement citronnée puis on les trempe dans de l’eau glacée. Une cuisson ratée les ramollit et les rend résistants sous la dent.
Leur goût et leur texture évoquent ceux des endives et des asperges : fruité, aqueux, croquant, fibreux et fondant.
Pour en déguster en Alsace, rendez-vous au restaurant Le Cerf à Marlenheim (Bas-Rhin). Il détient l’exclusivité de la production des jets de houblon de François Lux à Offenheim (Bas-Rhin) également producteur d’asperges.
De la cervoise à la bière
Si les boissons fermentées et alcoolisées sont connues de longue date, l’usage du houblon dans la fabrication d’alcool intervient plus tardivement.
Au VIIIe siècle, le Franc Pépin le Bref offre des houblonnières à l’abbaye de St Denis. La cervoise au houblon, la bière, se boit d’abord dans les établissements religieux où l’on remarque son caractère nourrissant et indemne de maladies, contrairement à l’eau. Épaisse, on la sert volontiers aux visiteurs de passage.
Les premiers » maîtres-brasseurs laïcs » du monde judéo-chrétien occidental sont en fait des femmes qui, aux alentours de l’An Mil, brassent des boissons aux vertus souvent médicales.
La religieuse Allemande Hildegarde de Bingen découvre au XIIe siècle les qualités de conservation, gustatives et aseptiques du houblon dont la lupuline apporte une saveur amère très appréciée et préserve la boisson des bactéries.
Le coeur historique de la cervoise est un mélange appelé » gruit « , fermenté, dont les arômes mêlent fleurs et plantes amères : achillées, aurone, genévrier, coriandre, sauge, buis, gentiane, lierre ou sapin. Ces ingrédients disparaissent progressivement au profit du houblon dont la culture s’étend dans toute l’Europe.
Fin XVIIIe siècle, après la Révolution, dans le calendrier républicain, le 23e jour du mois de Fructidor – actuel 9 septembre – s’appelle « houblon ».
La bière d’Alsace
Au XVe siècle les brasseurs strasbourgeois brassent un houblon importé dont la transformation en bière se généralise en Europe centrale au XVIe siècle.
Il faut attendre les essais d’un botaniste curieux et passionné, le pasteur Ehrenpfort à Oberhoffen (Bas-Rhin) vers 1775, pour qu’un houblon domestique s’enracine en Alsace.
La garance cultivée dans le Bas-Rhin depuis le Moyen-Âge occupe alors le territoire. Sa racine est utilisée en teinturerie pour obtenir une couleur rouge intense et toute une palette de dégradés des plus clairs aux plus foncés.
Jusqu’à la veille de la Révolution française, l’exploitation de la garance est réservée aux cultivateurs Juifs qui en détiennent le monopole, à Haguenau, Brumath et Krautwiller ; monopole que Louis XV leur retire en 1755.
Après la crise de la garance vers 1840, les agriculteurs alsaciens, les Juifs les premiers, se tournent vers le houblon. Toutefois, la garance persiste en Alsace jusqu’à ce que les colorations chimiques aient raison d’elle à la fin du XIXe siècle.
Le brasseur allemand François-Ignace Derendinger originaire d’Achern, épouse la veuve d’un brasseur et s’établit à Haguenau (Bas-Rhin) comme restaurateur-cultivateur-brasseur au début des années 1800.
François-Ignace teste d’abord une première variété bavaroise, puis une seconde venue de Saaz en Bohême encore cultivée aujourd’hui : le Strisselspalt.
D’autres cultivateurs se lancent, en préférant un houblon tchèque pour des bières de type Pils, ce qui les rend vulnérables aux pénuries.
En 1826, la production atteint 8 tonnes, brassées pour moitié en Alsace ; l’autre moitié étant envoyée dans le reste de la France – l’Alsace est française à cette époque-. Quand la production déborde, on en stocke temporairement les excédents dans les salles de classe, la rentrée n’arrivant que début octobre.
En 1867 la Halle aux Houblons est construite à Haguenau. L’année suivante, cultivateurs et marchands se constituent en syndicat. En 1867, une exposition internationale inaugure la Halle. En 1876, dans le Bas-Rhin, les surfaces cultivées culminent à 4500 ha contre 750 ha aujourd’hui.
En 1877, un allié de taille aide les brasseurs : Louis Pasteur qui édite ses Conseils sur la bière. Dans une démarche patriote et rancunière – les Allemands ont bombardé le Museum d’Histoire naturelle de Paris en 1871 -, Louis Pasteur surmonte son dégoût de la bière pour donner aux brasseurs français le moyen de supplanter leurs concurrents Allemands. Il préconise une fermentation à l’abri de l’air et de chauffer la bière entre 50°C et 55°C. À sa demande, les bières ainsi créées devaient porter le nom de » bières de la Revanche « . Grâce à ses travaux, et à quelques crises viticoles aussi, les bières de Tantonville – Moselle – et de Schiltigheim – Bas-Rhin – rivalisent dans le XXe siècle naissant avec leurs concurrentes anglaises, autrichiennes et allemandes.
En 1883 à Haguenau naît la Société des planteurs de houblon.
Le déclin s’amorce à l’aube du XXe siècle, même si le cours du houblon alsacien s’envole fin des années 1920 et dans les années 1950.
Aujourd’hui, des contrats pluriannuels négociés par la COPHOUDAL – Coopérative du houblon d’Alsace – fixent les prix entre producteurs et brasseurs.
Culture
Le houblon, lointain cousin du cannabis, est une liane qui se trouve dans l’hémisphère nord. Il apprécie les clairières, les lisères et les sols humides.
Il se propage par semis, bouturage et s’échappe même facilement des jardins quand il y est cultivé.
Cette plante vivace a des racines qui plongent jusqu’à 4 mètres en sous-sol de préférence dans une terre fertile et légèrement limoneuse. Les lianes s’élancent de 10 à 17 mètres en hauteur.
Pour la bière, on cultive exclusivement les plants femelles non fécondés. Ils produisent des chatons qui se transforment en cônes – jusqu’à 7000 sur une liane – couverts d’une résine parfumée, la lupuline.
La culture du houblon induit de lourds investissements initiaux. Il faut patienter trois ans pour développer et récolter sur une houblonnière. Elle coûte également cher en main d’œuvre : en France, il faut 450 à 500 saisonniers locaux ou venus de Pologne et de Roumanie, sur 2 mois. C’est là que les contrats pluriannuels passés avec certains brasseurs revêtent une grande importance, assurant une stabilité de revenus aux agriculteurs.
En avril, sur l’ensemble des jets sortis des pieds de houblon, on en sélectionne trois, uniquement sur la rangée. On enroule dans le sens des aiguilles d’une montre sur les tuteurs ; c’est « l’entortillage » ou « la mise au fil ». Les autres jets sont arrachés, c’est le « taillage ». Ce travail long et laborieux se fait encore à la main.
Au printemps, on procède à l’arrachage des feuilles sur le premier mètre à partir du sol, puis au buttage et au débutage ; ensuite on épand les traitements.
La récolte commence fin août. Une cueilleuse mécanique arrache les lianes. Une autre machine sépare les lianes des cônes qui sont séchés sur des claies. Un hectare en donne environ 2 tonnes.
Les graines de lupuline contiennent un mélange de résines molles et dures et d’huiles essentielles solubles dans l’eau bouillante. Elles apportent à la bière son amertume et son arôme.
Le houblon bien conditionné sous atmosphère inerte se conserve trois ans; une dizaine d’années sous forme d’extraits.
Comment bien récolter le houblon ?
Au moment de sa récolte entre mi-août et mi-septembre, le taux d’humidité du houblon est de 80%. La liane est arrachée et chargée mécaniquement sur une remorque. Il ne faut pas attendre plus de 2 heures entre la récolte et le séchage.
Dans un hangar, une machine sépare les cônes des lianes.
Posés sur des claies, ils sont séchés environ 5 heures à l’air chaud pulsé, réduisant leur humidité de plus de 80%. Il faut un équilibre : assez d’humidité pour conserver les arômes, pas trop pour éviter la pourriture.
Le houblon est livré conditionné en balles de 70 kg à la coopérative.
Jadis, les brasseurs utilisaient les fleurs à l’état brut. Aujourd’hui, le houblon est transformé en extrait concentré – il faut 6 kg de cônes pour obtenir 1 kg d’extrait -, en tourteaux de cônes séchés et compressés et en granulés conditionnés sous vide. Il se conserve en chambre froide (3°C) jusqu’à trois ans voire une dizaine d’années sous forme d’extraits.
Les brasseurs utilisent souvent des mélanges de houblons amers et aromatiques. Pour faire un litre de bière, il faut 1 à 2 g de houblon, 4,5 à 8 litres d’eau, 150 à 250 g de malt et environ un demi-gramme de levure.
Les houblons Bios
Face à la demande croissante de bio, +15%, les exploitants s’organisent. Mais il faut 4 ans pour convertir une houblonnière…
La France, l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, la Belgique, le Royaume Uni s’y sont mis. En Alsace l’enjeu est d’importance : le houblon puise dans la nappe phréatique rhénane…
Alors les exploitants en bio enrichissent le sol avec du compost, traitent avec des produits Demeter ou des recettes naturelles éprouvées.
En 2020, en Alsace, il y a 18 hectares actifs et 12 ha en conversion. Ces surfaces sont amenées à être développées.
Le lycée agricole d’Obernai qui offre une formation unique en France autour du houblon, encourage les producteurs à se tourner vers le bio.
Les variétés alsaciennes
15 années sont nécessaires pour développer une nouvelle variété en mélangeant des graines dont on observe les croisements pendant 3 à 4 ans tout en analysant la qualité des plants. Si cette phase est concluante, on en teste la culture également 3 à 4 ans sur une petite parcelle avant de l’éprouver sur une grande surface pour la valider.
La houblonnière du Lycée agricole d’Obernai est un laboratoire pour des variétés expérimentales, bio en particulier. C’est ainsi que sont apparues les variétés alsaciennes Aramis (2011), Triskel (2012), Barbe Rouge (2014) et Mistral (2016) qui se sont bien adaptées, malgré le dérèglement climatique.
Le marché alsacien
Les 470 hectares de houblon alsacien cultivés dans le Bas-Rhin représentent 95 % de la production française, le Nord – La Flandre- fournit le reste. En Alsace, Wingersheim (Bas-Rhin) est appelée « capitale du houblon » car elle compte 10 exploitants.
70% de la production nationale – soit 1% de la production mondiale – sont exportés.
Les brasseurs français, dont les brasseurs alsaciens, importent 85% de leur houblon des États-Unis ou d’Allemagne, pour diversifier les variétés.
Les États-Unis étaient une destination privilégiée du houblon alsacien jusqu’à la crise provoquée par la perte du marché Anheuser-Busch, propriétaire de Budweiser et Stella Artois. Elle liquide entre 2007 et 2012 la moitié des houblonnières alsaciennes.
Dès lors, il s’agit de s’organiser pour élargir le portefeuille client, ouvrant l’horizon sur l’Europe, le Canada et le Japon. Mais les plus gros acheteurs restent les grands groupes, même si un marché s’ouvre avec le développement des micro-brasseries – environ 1300 en France -. Les cultivateurs diversifient aussi les variétés pour étendre leur offre.
Depuis 2019, les producteurs alsaciens se sont regroupés sous la marque ambassadrice « Hop France », pendant les premières Assises du Houblon.
Par ailleurs, la Coopérative des producteurs d’Alsace du Houblon a fusionné avec la filière houblon du Comptoir agricole dont le champ d’action excède l’Alsace. Elle cherche à augmenter la surface de production et le nombre de producteurs de houblon.
Dans cette idée de donner de la visibilité à la culture alsacienne du houblon, l’association » Au Cœur des Houblonnières d’Alsace « invite et accueille les visiteurs au cœur des houblonnières de Wingersheim (Bas-Rhin), grâce à son « Sentier de Découverte du houblon » long de 4,5 km.
Merci à la famille Burg de Batzendorf de m’avoir accueillie dans son exploitation.
Pour aller plus loin
- Comptoir houblon 22 Rue des Roses, 67170 Brumath
- Gîtes des houblonnières, Sébastien Holtzmann, 40 rue des Vignes 67170 Wingersheim
- Alsace 20 Les jets de houblon